Les libraires libanais expriment leurs inquiétudes face à la tragédie
« Aujourd’hui, il s’agit de ne pas faire faillite et de rester debout »
Rencontre avec Sami Naufal, PDG de la chaîne des librairies Antoine
« La déflagration du 4 août a détruit 25% de la ville », nous confie Sami Naufal, PDG des librairies Antoine, plus importante chaine de librairies trilingues au Liban avec 14 points de vente et plus de 200 employés. « C’est toute la partie historique, commerçante, animée en journée comme en soirée qui a été touchée. Notre librairie phare proche du port, de 900 m², située dans le quartier Beirut Souks et déployée sur 3 étages a été entièrement détruite». Pour l’enseigne historique beyrouthine créée en 1933 par Antoine Naufal son oncle, alors rejoint par ses frères Pierre et Emile, les conséquences sont lourdes. « Les autres librairies Antoine sont partiellement touchées : des devantures ont sauté en éclat, des livres ont été projetés par terre et abimés, des rayonnages se sont écroulés, bref les dégâts sont nombreux. Heureusement nous avons échappé à de graves dommages corporels et nous ne déplorons que quelques blessés. Certains des employés ont été atteints dans leur domicile». Mais ce drame ne fait qu’alimenter la spirale infernale dans laquelle est englouti le Liban.
« Aujourd’hui, il ne s’agit plus de se demander comment gagner de l’argent mais de rester en vie pour ne pas faire faillite et rester debout »Il est difficile pour lui comme pour les libraires libanais de se projeter dans le futur tant il faut juguler une série d’embuches. A leur niveau, il a fallu réaffecter les employés de la librairie détruite à des services administratifs, de dépôt pour des préparations de commandes et dans d’autres points de vente. Quelques employés (les derniers arrivés) ont dû être licenciés. Mais de manière plus globale, l’enseigne accuse une perte de 50 % du CA notamment depuis la dévaluation de la livre libanaise d’octobre dernier qui a perdu 80% de sa valeur. Le plus préoccupant concerne les conséquences de cette dévaluation sur la population dont le pouvoir d’achat est réduit à néant.
La dévaluation de la livre, les restrictions liées au mois et demi de confinement et la récente déflagration les plonge dans une situation inextricable. Un livre de 20 euros qui se vendait à 40 000 livres avant la dévaluation est vendu à 200 000 livres libanaises. La saison scolaire est attendue car elle représente 50 % dans le chiffre scolaire mais elle est très compromise du fait des contraintes liées au Covid 19, de la destruction de 18 écoles importantes suite à la déflagration et du faible pouvoir d’achat comme l’indique Monsieur Naufal. « Aujourd’hui, cette situation de crise encourage l’usage de livres usagés, la photocopie, les livres scannés. En effet, il devient difficile pour une famille de plusieurs enfants de la classe moyenne de dépenser des milliers de livres libanaises pour acheter des livres scolaires ».
Bien penser les aides avec l’interprofession
Aujourd’hui, la situation est telle qu’il est difficile de critiquer toutes les aides qui pourraient être mises en place. Toutefois, il semble nécessaire de se concerter car certaines mesures sont prises pour le bien collectif mais peuvent déstabiliser l’économie locale. Toujours selon Monsieur Naufal, le 1er septembre 2020 Emmanuel Macron faisait une visite présidentielle et offrait un ensemble d’ouvrages scolaires de terminal. La démarche est généreuse mais c’est dommage que les libraires locaux n’aient pas été associés à ce projet. Leur consultation en tout cas n’a pas été suivie d’effets. C’est probablement par l’avion présidentiel que les ouvrages passeront des éditeurs aux établissements scolaires.
Un point positif est l’obtention par le syndicat des importateurs libanais d’un moratoire des dettes sur 3 ans et d’un abandon de créance de 30% depuis fin février –début mars ce qui représente un bol d’air frais. Reste à régler les 70% dans un contexte où l’achat se fait en livres libanaises à un prix fort. Un lobbying local est en cours. Monsieur Naufal a rencontré dans ce sens le ministre de l’économie pour que l’Etat puisse payer la différence entre la valeur achetée et la valeur vendue du fait de la dévaluation et donc du marché noir qui fait grimper la valeur du change. Il s’agirait de prix subventionnés par l’état contre fourniture de factures. Mais aucun accord à ce jour n’est écrit. Reste à avoir un accord de la banque centrale qui doit indiquer si ce chantier est prioritaire pour elle....
Un renouveau politique pour se relever
« C’est la stabilité au niveau politique et économique et la formation d’un nouveau gouvernement avec des ministres technocrates, experts dans différents domaines détachés des partis spécifiques, des experts en finances, en économie, en culture, en éducation, qui pourraient nous faire avancer » reprend Sami Naufal. « Nous avons, au sein de notre élite au Liban, des personnes tout à fait compétentes. Ceci est la condition sine qua none pour enclencher des aides du FMI, de pays amis qui redoutent le spectre d’une nouvelle guerre civile. C’est aussi pour cela que la diaspora libanaise n’investit plus or celle-ci représente 2 à 3 fois la richesse du Liban. A cela s’ajoute un contexte sous régional tendu lui conférant le statut de région maudite des dieux. La force des armes finit par tout détruire sous le joug d’un régime politique qui n’est pas propice aux affaires. Sans compter le fait que nous avons accueilli 1, 5 millions de syriens sur le sol libanais qui utilisent des ressources libanaises déjà défaillantes».
PDV Achrafieh Photo 2 et 3 : PDV Beirut Souk Photo 4 : Point de vente d'HAZMIEH